Only Lovers Left Alive est une ode romantique à l’amour éternel, une apostrophe à l’Art, à tout ce que l’on laisse derrière soi, ainsi que le récit d’une nostalgie des villes qui partent en déliquescence. Jim Jarmusch délivre une perle contemplative aux amants séculaires errant entre Tanger et Detroit, ravagées par l’érosion du temps. Des êtres raffinés et spectateurs de l’éternité qui passe, dans un film où la musique se fait propice à un jeu d’acteur tout en finesse et au talent de construction des scènes de Jarmusch. Le synopsis semble limpide: Adam est un musicien déprimé par ce qu’on fait les zombies (humains) du monde. Il aime depuis des siècles l’énigmatique Eve. Leur équilibre est mis à mal par l’arrivée de l’incontrôlable Ava, la petite soeur d’Eve. Ce film est loin d’être ennuyeux, c’est l’un des meilleurs du maitre Jarmusch, voir le plus intime et adulte.
Avec ses réflexions sur la temporalité de l’amour, la postérité de la production intellectuelle (écrits, musiques, architecture, etc.) et l’humanité, la dernière pellicule de Jim Jarmusch est loin d’être creuse. En le regardant, on pense à un film de vampires qui se situe dans une veine plus proche du Kiss The Damned (2013) avec Joséphine de la Baume que du Dracula (1992) de Francis Ford Coppola ou encore qu’Entretien avec un vampire (1994) de Neil Jordan. Ainsi, il n’y a que peu d’action et l’ambiance est propice à montrer à l’écran les émotions. La petite sœur de l’héroïne qui vient troubler l’équilibre du couple noctambule et voici la fin de la comparaison avec Kiss the Damned. Quand à l’amour que porte Adam à Eve, il ressemble un peu à celui partagé par les personnages de Catherine Deneuve et David Bowie dans Les Prédateurs (1983) de Tony Scott.
Si Only Lovers Left Alive jouit de belles références, c’est parce que le genre vampiresque est très fécond, mais rare sont les œuvres qui se démarquent sans sombrer dans la caricature. Jim Jarmusch évite cet écueil, lui qui a réalisé, écrit et même composé une partie de la musique du long-métrage. D’ailleurs, ce film n’est pas réellement un film de vampire mais plus une contemplation de la vie d’immortels dans le sillage du cinéma de Jarmusch, mais aussi d’Antonioni et Wenders. Romantisme et poésie sont les maîtres-mots de cette réalisation. Plus intime et séduisant qu’à l’ordinaire, Jarmusch se dévoile et convoque des vampires dandys et érudits qui observent la fin du monde. Les fétiches d’un monde ravagé tombe un à un, et Adam se cloître dans une tour d’ivoire située dans le no man’s land qu’est devenue Detroit. Tom Hiddleston campe à merveille ce musicien reclus et dépressif à force d’observer l’humanité devenir l’ombre d’elle-même, un zombie. Ténébreux, chevelure longue et RayBan vissée sur le visage, Adam aime sa femme. Tilda Swinton est l’incarnation d’Eve, Elle aussi est raffinée, cultivée et vit en paix avec les humains. Eve ressemble à Adam, sauf qu’elle habite une autre ville ravagée par le temps, Tanger, et qu’elle est aussi lumineuse qu’Adam est ténébreux. A sa demande, elle rejoint son aimé à l’autre bout du monde. Pour écouter de la musique, parler de ceux qui ont révolutionné le passé et boire du zero negativus qu’il se procure dans un laboratoire sanguin.
Si Adam s’enferme dans un passéisme, il ne saute pas au cou des humains, c’est un vampire moderne et esthète, sans cruauté gratuite. Quant à Eve, elle ne désespère pas de croire en l’avenir, quoi qu’il arrive, elle sera là pour le voir, et peut-être même en rire.
Qu’est ce qu’un vampire?
Sont-ils encore des vampires alors? Oui, la soif de sang est toujours inextinguible. Une blessure et les sens sont en alerte. Ce sang si précieux, cette vie, subit aussi les dommages de l’humanité. Le sang peut être contaminé, pollué par diverses manipulations. Le sang est récupéré dans un laboratoire sanguin, dans un thermos métallique. Il semblerait que les humains ne soient plus des bouteilles que l’on vident d’une traite. Adam et Eve le boivent avec parcimonie à la coupe, s’en délectent en ivresse. Que dire de l’immature Ava, la peste de la famille ( interprétée par Mia Wasikowska)? La petite dernière est assoiffée, de sang, d’émotion, du bouillonnement de la vie, de musique. Et dans le fait que les protagonistes sont immortels, subissant la lassitude de se survivre à eux-même. Ils sont le chant crépusculaire de l’humanité, et Adam en écrit la musique…
Une âme musicale et des pages manuscrites
Souvenez-vous, dans Dead Man, le cinéaste américain développait une réflexion sur la mort et les écrits (la poésie de William Blake) sur fond d’instrumentaux de Neil Young, laissant la place à Johnny Depp et les autres de donner du corps à leurs personnages par leur présence et un jeu d’acteur tout en délicatesse.
Le cinéaste américain réitère cette définition de son style cinématographique avec Only Lovers Left Alive. Neil Young est désormais « épinglé au mur des héros » d’Adam, les familiers de Jim Jarmusch (Iggy Pop, Tom Waits…) côtoient Edgar Allan Poe, Baudelaire, Basquiat, Einstein, etc. Musiciens, écrivains, peintres, scientifiques… Tous ont marqué la Terre de leur passage, sublimant leur discipline tel un art.
Le ténébreux vampire a côtoyé pas mal de ses héros, et s’en inspire. Comme l’humilité de son ami Christopher Marlowe (John Hurt) qui aurait donné ses manuscrits à Shakespeare. Du reste, Adam n’a plus foi dans l’humanité, cette masse de « zombies » qui s’autodétruisent. Qu’importe, il cherche à laisser sa trace, sans prétention. Un héritage comme le serait une tombe sans nom ou un roman anonyme. Pour cet homme de la nuit, sa musique sera underground, pressée sur un vinyle noir, dans une pochette noire, sans le moindre texte écrit dessus. Alors peut-être qu’il pourra disparaitre en se disant que sa musique sera entendue. Peut-être sera -t-elle aimée?
Cette musique est faite des crépitements de lecteur cassette, du diamant sur la platine vinyle, réverbérations et vieux tubes rocks. La bande-son des amours vampiresques en perdition est délivrée par Sqürl (le groupe de Jim Jarmusch, Carter Logan et Shane Stoneback) et la musique minimaliste du luthiste Jozef van Wissem. Ensemble, ils façonnent un univers faits d’ambiances sombres aux accents rocks et drones où l’on retrouve aussi Yasmine Hamdan et Madeline Follin du groupe Cults.

Still of Tilda Swinton, Anton Yelchin and Mia Wasikowska in Only Lovers Left Alive (2013). Photo by Gordon A Timpen – © 2013 – SODA Pictures
Au lieu de la réaction d’un réalisateur blasé de la vie qui déverse son amertume sur la société actuelle en ressassant que « c’était mieux avant », je vois plutôt Jim Jarmusch comme celui qui s’interroge sur sa position d’homme au milieu de sa vie. Il délivre ainsi son film le plus intimiste et adulte, aux images et bande-son sublimes, et porté par un très beau / bon casting.
Le film a été présenté à la 66ème édition du Festival du film de Cannes, en course pour la Palme d’or, qu’il ne reçu pas face à La Vie d’Adèle de A. Kechiche.
Date de sortie | 19 février 2014 (2h30 min) |
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Réalisé par | Jim Jarmusch |
Avec | Tom Hiddleston, Tilda Swinton, Mia Wasikowska, John Hurt, Anton Yelchin, Slimane Dazi |
Genre | Romance , Drame |
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